Mon histoire n'est pas drôle. Ce n'est certainement pas un conte de fées. Mais je crois que la vie n'est vraiment heureuse pour personne. Après tout, nous ne sommes jamais réellement heureux, n'est-ce pas ? Il faut donc se contenter de ce que l'on a et vivre avec notre passé, comme nous le pouvons. Et avancer aussi loin que possible sans regarder en arrière.Je suis né le dix juin 1859 je ne sais où. Je ne me souviens pas de ma mère, même en cherchant au plus profond de mon esprit. Seules quelques vagues sensations me reviennent en mémoire comme quelques odeurs indistinctes de lavande et de thym mélangés... Je ne me rappelle pas du visage de ma mère, femme au visage et à la carrure invisible. Cheveux longs ou courts ? Je n'en sais rien. J'ai oublié jusqu'à la couleur de sa peau, mais je suppose qu'elle était blanche, sinon je serais né métisse. Ma mère voulait me garder, c'est du moins ce qu'on m'a raconté, car j'étais son enfant et ce même ses pauvres moyens. C'est son père – et donc mon grand-père inconnu – qui nous a menés de force aux portes du château royal... Voilà ce que le garde qui m'a recueilli m'a raconté :
« C'était une nuit d'hiver plutôt glaciale. J'étais de garde devant le château pendant que mon collègue était allé nous chercher à boire pour réchauffer nos vieilles carcasses. C'est alors que j'ai vu arriver au loin une charrette tirée par un cheval plutôt fatigué qui marchait la tête baissée. La silhouette d'un vieil homme s'est découpée puis celles de deux autres personnes : une jeune femme encapuchonnée te serrant dans ses bras. Lorsque j'ai vu ces trois personnes s'approcher, je me suis dit qu'il s'agissait, encore une fois, des gens du peuple venant se plaindre au roi. Mais non, ce fut tout autre chose... Et c'était d'ailleurs quelque chose de plutôt gênant. La jeune femme te tenait par la main, tu semblais tout impressionné et, surtout, mort de fatigue. Je les ai interrogés :
« Halte, monsieur, madame. Que venez-vous faire ici, je vous prie ? »
« Ce qu'on vient faire ? s'est exclamé le vieil homme, C'est très simple, je viens rendre au roi ce qui est au roi. »
Il te désigna de son index ridé et je haussais les sourcils, surpris. Un bâtard avec une paysanne ? Ce n'était pas digne de notre grand souverain, un large sourire étira donc mes lèvres et je secouais la tête.
« Je suis désolé, mon brave, mais vous devez faire erreur. Circulez, je vous prie. »
Le vieil homme s'est alors avancé vers moi.
« Il est hors de question que l'honneur de ma famille soit ainsi bafoué par les galipettes de notre souverain, sauf son respect. Nous n'avons ni l'argent, ni le temps de consacrer de l'énergie à un bâtard royal. Alors ou vous le prenez, ou il mourra dans la neige mais ce n'est plus mon affaire, monsieur. »
Le vieil homme tourna les talons et ordonna à sa fille de le suivre. Je lui ai jeté un regard ahuri. Elle semblait tenir à toi comme toute mère tiendrait à son enfant, d'autant plus qu'elle avait eu trois ans pour s'attacher à toi... Mais pourtant, elle te lâcha la main et fit demi-tour pour rejoindre son père. Elle devait sans doute savoir que je n'allais pas te laisser mourir de froid dans la neige. Qui aurait fait ça ? Je t'ai donc pris par la main et t'ai conduis dans le château. Tu trébuchais à chaque pas, si bien que j'ai fini par te porter. J'ai croisé mon collègue de garde qui m'a jeté un coup d'œil interrogateur. Je ne lui ai pas répondu, mais il fut au courant en même temps que tous les autres.
Je ne savais pas quoi faire de toi. Tu frissonnais dans mes bras, tu menaçais de t'endormir et tu n'étais pas présentable pour que je t'amène devant le roi. Alors je me suis rendu aux cuisines où la cuisinière a rempli un baquet d'eau chaude et nous t'y avons plongé pour te nettoyer. Nous avons fait ce que nous avons pu pour arranger tes vêtements et, n'en ayant pas d'autres pour toi, nous te les avons revêtis. Ils puaient et étaient crasseux, mais c'était mieux que rien. Aune fois tes cheveux secs, et une fois ton ventre rempli par les bonnes choses que la cuisinière te tendait, j'ai demandé audience auprès du roi. Celui-ci m'a reçu très tard, tu t'étais endormi dans mes bras. Je t'ai réveillé et tu as machinalement pris ma main avant que nous n'entrions dans la salle du trône.
« Sire, ai-je commencé, je viens vous voir pour une affaire disons... Délicate. Une femme s'est présentée au château et nous a laissé cet enfant en disant qu'il était le vôtre. »
Puisqu'il fallait parler franchement, je n'avais pas hésité. Le silence s'éternisa tant et si bien que je crus que le roi ne répondrait pas. Mais il prit pourtant la parole, au bout d'un moment. Il ne nia pas :
« C'est bien possible, en effet... Cela va faire un scandale. Amène-le dans une chambre à l'étage, je verrais ce que je ferais de lui demain. »
Sans un autre mot, il me congédia. Le roi était un grand manipulateur et il réussi à étouffer l'affaire de sa tromperie avec un doigté de maître. Cependant, la reine lui en voulut toute sa vie et les tensions du château sont retombées sur toi plus tard.. Quoiqu'il en soit, je t'ai amené à l'étage et t'ai revêtis une longe tunique propre avant de te coucher. Tu t'es endormi si vite que je n'ai pas eu le temps de te dire bonne nuit. »
Et ce fut ma première nuit au château... C'est à partir de là que mes premiers souvenirs resurgissent.
Le début d'une vie nouvelle
Le lendemain matin, je ne sais exactement de quelle manière, on me réveilla, on m'habilla et on me conduisit jusqu'aux appartements royaux où le roi me présenta à sa femme, la reine. Elle me fit tout de suite très peur et je compris, malgré mon jeune âge, qu'elle ne ferait jamais partie de mes amies. Le roi parla. Je crois qu'il m'expliqua que je ne ferais jamais vraiment partie de la famille mais que je serais éduqué comme un prince ce doit de l'être. Mais je ne le compris pas, à l'époque. Pour moi, ma famille était encore ma mère et mon grand-père, je ne comprenais pas exactement ce que je faisais là. On m'assigna une chambre dans l'aile princière. J'appris que j'avais un grand-frère, de deux ans plus âgé que moi, et qu'il me fallait le respecter. Après quoi, on ordonna à une couturière de me faire quelques habits neufs puis j'arrivais dans ma chambre.
A dire vrai, je ne faisais pas grand chose de mes journées. J'étais plutôt libre de mes mouvements et je compris rapidement que tout le château s'offrait à moi pour que je l'explore, ce que je fis sans attendre. Alors que je descendais les escaliers, je sentis des regards dans mon dos et une main ferme m'attraper par le bras. Je levais les yeux sur le garde qui m'avait recueilli la veille.
« Alors, mon gars, on se promène, tu n'as rien d'autre à faire ? »
Comme je ne répondais pas, il me prit la main et me reconduisit dans ma chambre.
« Il ne vaut mieux pas que tu sortes de là tant qu'on ne te dit pas ce que tu peux ou ne peux pas faire... Apprends à te faire discret, suis mon conseil. »
Je restais donc seul dans la chambre, bien ennuyé... Je me hissais sur la pointe des pieds pour réussir à regarder par la fenêtre. Un immense étendu blanc s'étendait à des kilomètres à la ronde autour du château. Et il faisait froid... A cette pensée je frissonnais. Étais-je prisonnier de ma nouvelle demeure ? Cela en avait tout l'air. Je m'assis donc sur mon lit et attendis que l'heure tourne.
Ma première journée ne fut pas palpitante, je vous l'accorde, et les autres non plus. Je pourrais vous raconter beaucoup de choses et de détails inutiles comme les repas que j'avais appris à voler en douce (car je n'étais pas officiellement accepté à la table royale), ou bien mes escapades nocturnes et les stratagèmes que j'avais inventés pour ne pas me faire repérer par les soldats qui tournaient en rond dans les couloirs... Mais cela serait long et inintéressant. Plusieurs choses me firent comprendre où se trouvait ma place lorsque j'étais enfant, que j'étais prince sans pouvoir donner aucun ordre, que j'étais libre sans avoir le droit d'aller où bon me semblait, que j'étais respecté mais couvert de ridicule à la moindre occasion... Et mon frère aîné était toujours là pour me le rappeler. Lorsque j'appris à me battre à l'épée, j'étais son cobaye : il me prenait pour un mannequin de bois et me frappait sans vergogne que cela me blesse ou non. Si j'avais idée de me défendre, je me faisais sévèrement rabrouer par la suite.