« Enfermez-moi ce monstre ! » s'exclama la voix de l'homme, tonitruante. « Et qu'on ne le laisse pas sortir sans mon autorisation. »

Les bras croisés sur sa poitrine, l'homme regardait, sans pitié aucune, deux hommes de mains costauds empoigner la petite créature recroquevillée sur elle-même après avoir été ruée de coups. Cette petite créature aux quelques poils noirs, aux yeux rouges et aux crocs acérés, releva la tête, apeurée, alors qu'on la jetait dans une cage en fer et qu'on l'attachait fermement avec des chaînes d'argent. Lentement, faisant fie de la pluie qui dégoulinait sur son visage, l'homme se pencha en avant et s'approcha très près des barreaux. Son nez et celui de la bête se touchaient presque lorsqu'il prononça ces quelques paroles, dans un murmure parfaitement audible :

« Et que jamais personne n'ose appeler cette chose mon fils. Amenez-le à la cave, qu'on le dresse comme les autres animaux de son espèce. »

Il se recula d'un pas vif et tourna les talons, ignorant les cris déchirants qui provenaient de la cage. Alors qu'il se dirigeait vers son manoir, un sourire à la fois satisfait et sadique s'afficha sur ses lèvres. Oui. Il allait bien la dresser, cette petite bête.


« Papa, je... »

Inutile de protester. Ce fut un nouveau coup de fouet dans les côtes. Le petit garçon se roula sagement en boule sur le sol et ne bougea plus, le corps tremblant de douleur et de fatigue. Des larmes silencieuses roulaient sur ses joues alors que M. Charles Lindley souriait de satisfaction. Il s'agenouilla devant son fils et tapote sa tête, comme il aurait flatter un chien obéissant qui méritait un su-sucre.

« C'est très bien, Adam. Très bien. Tu sais où est ta place, n'est-ce pas ?
-Oui, Pa... Maître. » grogna-t-il avec difficulté, peinant à prononcer chaque syllabe.

Une lueur de victoire se mit à briller au fond des yeux de Charles qui se releva lentement, les pans de son long manteau retombant le long de ses jambes. Il commença à faire demi-tour et siffla entre ses dents. Difficilement, Adam se mit à quatre pattes pour suivre son géniteur, tous les membres endoloris. Le petit garçon était âgé de quatre ans, mais il n'avait jamais appris à marcher comme les autres êtres humains. Il arrivait à se tenir sur ses deux jambes, mais le concept de mettre un pied devant l'autre lui était difficile. De plus, son père – son maître, pardon – préférait le voir se traîner derrière lui comme un petit toutou sage et obéissant.
Alors qu'Adam suivait son père en avançant aussi vite qu'il le pouvait, celui-ci se retourna d'un coup, sans prévenir, et lui décrocha un puissant coup de pied dans la mâchoire – qu'il brisa si l'on se fiait au |i]crac[/i] sonore. Le corps du petit garçon se crispa en atterrissant un peu plus loin dans la pièce, et il ne parvint même pas à émettre un hurlement de douleur tant sa bouche le faisait souffrir, d'un coup. Ses doigts se plantèrent dans le sol et ses pupilles se dilatèrent, hésitant entre leur brun habituel et un rouge vif. Charles s'avança au-dessus de son fils, méprisant, un rictus pendu au bout des lèvres.

« Tu vas te transformer, Adam ? Tu vas devenir la bête qui sommeille au fond de toi ? » tout en prononçant ses mots, il appuya sa canne sur sa cage thoracique. « Alors, tu vas prouver à tout le monde que tu es un monstre ou bien... Vas-tu te contrôler, être enfin obéissant ? » il ne cessait d'appuyer, de plus en plus fort. Adam suffoquait. Ses griffes rayèrent le sol de la cave. Il rejeta la tête en arrière, poussant un hurlant terrifiant, si bien que Charles recula d'un pas, d'un seul avant de donner un coup de canne à ce fils désobéissant. Adam se retourna sur le ventre. La bête prenait le dessus. Les deux colosses l'enchaînèrent dans sa cage qu'ils fermèrent à clé. Charles s'approcha des barreaux et lança un regard mauvais à ce fils maudit :

« Le jour où tu sauras te contrôler, peut-être serais-je fier de toi... Mais ça m'étonnerait fortement. »

Sur ce, il tourna les talons et disparut dans les escaliers. Adam cligna des yeux, le cœur battant, et laissa la bête prendre le contrôle.


Du jour au lendemain, tout changea radicalement dans la vie d'Adam. Il avait environs sept ans lorsque cela arriva. Voyant qu'il ne savait pas bien parler, et qu'il se tenait à peine debout, Monsieur Lindley décida qu'il était temps de passer à une éducation que tout enfant devait un jour recevoir. Le traitant pour la première fois en homme et non en animal, Adam eut le droit de sortir de la cage où il était enfermé et on le conduisit au manoir qu'habitait son père. A cette époque, le garçon ne savait pas se tenir droit. Sa colonne vertébrale, habituée à être courbée, lui donnait l'allure d'un bossu, ou, comme s'évertuait à le dire Monsieur Lindley, un monstre déformé. Les seuls mots qu'il savait prononcer se résumaient à « Maître », « Pardon », « Papa » et « Oui ». Son autre moyen de communication n'était autre que des sons provenant du fond de sa gorge : grognements et gémissements. C'était déplorable, comme le disait si bien Charles, Monsieur son père. Comme il souhaitait faire d'Adam une attraction au cirque, il ne pouvait se permettre de laisser monter sur scène un petit sauvageon qui grognait, puait et ne savait pas se tenir. La honte se serait alors abattu sur son nom, et le cirque, si fameux, n'aurait plus était que scandale à la Une des journaux.
C'est pourquoi, un beau matin, Adam arriva au manoir, se tenant debout d'un équilibre précaire, aussi avachi que possible. A la fois émerveillé et stupéfait, il jetait des coups d’œil intrigués tout autour de lui, désireux de retenir le moindre détail d'un univers qu'il ne connaissait pas encore. D'un coup de pied, on le fit avancer dans le vestibule. La première chose qui lui frappa les narines, dans cette maison étrangement grande, fut l'odeur de la viande qui cuisait en bas, dans les cuisines. Il n'avait rien mangé depuis deux jours, à cause de la pleine lune et des effets que celle-ci avait sur lui. Son père le punissait toujours plus pendant cette période.

Adam ne mesura l'étendue des lieux que le deuxième jour. Pour la première fois de sa vie, il avait dormi dans un vrai lit, avec un matelas, des draps et des couvertures... Bien sûr, il se doutait que son père ne lui avait pas attribué la plus belle chambre du manoir, mais cela suffisait à son bonheur. Sa vie fut complètement chamboulée, à partir de ce jour : désormais, il se levait en même temps que le soleil et vivait au même rythme que les êtres humains normaux. Son père fit appel à un spécialiste pour le redresser et lui apprendre à se tenir convenablement. Son autre professeur était un homme appelé Marius, grand et mince comme une asperge. Ses yeux étaient si enfoncés dans leurs orbites et son teint si pâle qu'il donnait l'impression d'un fantôme. Jamais un sourire n'apparaissait sur ses lèvres fines, et ses cheveux bruns et gras étaient soigneusement plaqués sur son front dégarni. Leur première rencontre fut froide, et elle le demeura tout le long de l'apprentissage d'Adam. Lorsqu'il s'assit dans l'un des fauteuil de la bibliothèque en face de Marius, ce dernier lui lança un regard si méprisant que ses narines se retroussèrent de dédain. Le garçon se mit aussitôt sur la défensive et tous les muscles de son corps se tendirent.

« Pitoyable.... Heureusement que ton père me paie grassement. Tu ne sais même pas te tenir droit... Pour peu, un filet de bave coulerait le long de tes lèvres. Mais bon... Comme c'est mon métier, je vais devoir t'enseigner des choses... Tu sais parler ? »

Adam le regarda, perplexe. Il comprenait, mais il n'osait pas ouvrir la bouche, de peur d'être pris pour plus débile qu'il ne l'était déjà. Un petit silence précéda donc la question de Marius qui laissa échapper un ricanement.

« Je vois, c'est à peine s'il comprend, en fait. »

Adam compris qu'il se parlait à lui-même. Il préféra garder le silence, et ainsi se déroula la plupart de leur séance. Petit à petit, Adam sut articuler des mots, puis faire des phrases. Une fois qu'il sut parler correctement – ce qui fut l'affaire d'un an, au bas mot – Marius commença à lui apprendre à lire et à écrire. Son prénom, tout d'abord, puis des mots, et des phrases, comme il l'avait fait avec la parole. S'ils ne s'aimaient pas, le travail qui résultait de leur collaboration opérait d'un miracle. Au bout de trois ans, Adam changea radicalement : il savait parler, écrire, et se tenait droit. Il avait appris les mathématiques et commençait à lire des livres. Le monde s'ouvrait à lui, aussi brusquement qu'il se referma, trois autres années plus tard.

Monsieur Charles Lindley ne passait que très peu de temps au manoir, ce qui laissait à Adam une marge importante de liberté. Ce n'était jamais bon signe lorsqu'il rentrait, tard le soir, ou tôt le matin, car, dans ces moments-là, Adam pouvait être sûr que Marius ferait un rapport détaillé à son père, et ne se priverait pas de le dénigrer. Après quoi, Charles allait dans la chambre de son fils et lui donnait une volée.
Cette routine fut brisée lorsque Monsieur Charles Lindley arriva un beau matin de matin, l'air empressé. Il demanda à ce que les affaires d'Adam soient prêtes dans la demie heure, car il devait le ramener au cirque. Le monde du garçon s'effondra. Il avait à présent treize ans et savait qu'il n'était pas qu'un vulgaire animal, malgré les crocs et les griffes qu'il savait en lui... La peur lui glaça pourtant les veines lorsqu'il descendit, valise en main. Sa colonne désormais droite lui donnait un peu de prestance, bien que son teint soit pâle et sa silhouette maigrichonne. Son père lui jeta un coup d’œil critique.

« Allez, en avant. »

L'ordre claqua, sec, et Adam s'empressa d'emboîter le pas à son père en sortant dans la rue. Aussi morne qu'avait pu être sa vie ces dernières années, il la regrettait déjà, se rendant compte à quel point elle avait été douce et paisible... Assis dans la diligence en face de Monsieur Charles Lindley, Adam regarda le manoir s'éloigner avec nostalgie avant de baisser les yeux sur les pieds de son père. Sa vie ne faisait que commencer.


Adam eut l'impression d'avoir reculé des années en arrière en à peine quelques jours. La cave était à nouveau son refuge, les coups de fouets la musique qui accompagnait ses journées, tout comme les brimades ou les brûlures... Il aurait préféré qu'on le laisse en paix, comme on le faisait si bien au manoir, en dehors de ses heures de  cours. Malgré ce rebondissement, Adam ne régressa pas pour se défendre psychiquement, comme on aurait pu s'y attendre. Il se contentait de suivre la ligne de sa vie amère et sans goût, si ce n'est celui du sang. Tôt le matin, il devait se présenter au chapiteau pour installer la plus grande partie des instruments utilisés par les employés : trapèzes, fils, objets de jonglages, les différentes tenues des artistes, … Jamais il ne s'étonna de la confiance que son père avait en lui, pour ce genre de choses... Adam aurait tout bonnement pu mal attacher quelques cordages pour que le drame arrive, le soir du spectacle, et la honte se serait alors abattu sur les cirque, faisant dans les journaux de la ville, un scandale pour les mois à venir. Mais Monsieur Charles Lindley avait trop bien dressé son fils pour que le goût ou l'envie de la trahison ne passe la porte de son esprit.

Ce fut quelqu'un d'autre qui y planta la graine. Cette rencontre changea radicalement toute la vie d'Adam, tant présente que future.

C'était une nuit de pleine lune, alors qu'Adam bataillait avec lui même, les yeux rouges et luisants, le cœur battant à tout rompre dans sa poitrine. Il choisit ce moment là pour apparaître, aussi beau et charismatique qu'il l'est aujourd'hui. Lucifer, le Diable. Une lueur de panique passa dans les yeux d'Adam qui, brusquement, se recroquevilla dans un coin sombre de la pièce, ses yeux seuls brillants dans l'obscurité. Lucifer posa un genoux au sol et tendit la main, comme pour donner confiance à un chien trop méfiant. Mais Adam était devenu plus farouche que jamais, envers les étrangers. Qui sait ? Ils pouvaient vouloir le frapper, eux aussi.
La discussion qui suivit, entre nos deux protagonistes, ne sortit jamais des murs de cette cave froide et humide. Lucifer offrit de la bonne nourriture à Adam, lui parla de ses capacités : celles de devenir temporairement une bête. Il lui expliqua des choses qu'il ignorait totalement, tant sur ses capacités physiques que sur ses sens accrus et développés. Finalement, il lui demanda pourquoi il ne pensait pas à se venger de son père, Monsieur Charles Lindley. Cette idée terrifia d'abord Adam qui refusa nette. Mais Lucifer ne se découragea jamais, il revint plusieurs fois, lui offrit à manger, lui raconta même quelques histoires, comme pour gagner la confiance fragile de cet enfant en manque d'amour. Les jours passaient lentement au cirque, et plus ils défilaient, plus Adam recevait de coups. Ce fut une volée particulièrement marquante de son père qui fit chavirer l'esprit du jeune homme. Le soir-même, quand Lucifer apparut, sa décision était prise : il tuerait son père, un jour, et lui ferait avaler sa langue si bien pendue.
C'est à partir de ce moment là que tout changea vraiment. Lucifer, satisfait, commença à entraîner son protégé de manière régulière et sans merci. Petit à petit, Adam prit conscience de ses immenses capacités physiques, et commença à contrôler son corps, ses crocs, ses griffes, et tout ce qui faisait de lui à la fois une bête et un homme. Ce fut une véritable renaissance auprès du Diable qui semblait lui porter tant d'intérêts. Adam ne savait pas quels étaient les desseins de cette créature. L'aider, seulement ? Cela paraissait improbable. Sûrement le Malin avait-il quelque chose derrière la tête, comme toujours, quelques malices, des projets dévastateurs, et Adam en serait un pion bien placé. Mais, pour le moment, le jeune homme ne cherchait pas à connaître ce genre de détails, trop heureux d'avoir quelqu'un qui ne le repoussait pas à la moindre occasion, ne le frappait pas pour le plaisir, ou ne s'amusait pas à l'humilier en le rabaissant plus bas que terre. Une affection particulière naquit dans le cœur d'Adam. Il ne pensa jamais que ce fut une erreur de s'attacher au Diable, même s'il devait perdre toutes ses illusions un jour ou l'autre. Il avait besoin de lui, et il était là. C'était tout ce qu'il y avait à savoir...